Invasion des crabes royaux en Antarctique : coup fatal pour l’écosystèmePar Delphine Bossy, Futura-Sciences
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Le crabe royal est friand de petits invertébrés. L'océan Austral s'étant réchauffé, il a migré sur le plancher océanique de l'Antarctique. C'est une menace pour la faune locale.Les eaux de l’Antarctique se sont réchauffées, principalement ces 50 dernières années. Ce réchauffement a engendré une invasion de crabes royaux sur le plateau continental. Particulièrement friands d’invertébrés, ils dévastent l’écosystème de cette région.En février 2010, le
submersible Genesis arpentait les fonds marins de la
péninsule Antarctique. Sur les 11 lieux visités, 10 grouillaient de vie. Les invertébrés étaient principalement au rendez-vous :
les lys de mer, les ophiures et les c
oncombres de mer, toutes ces
espèces étonnantes étaient présentes en abondance. Mais sur le 11
e site, le bassin de Palmer, tous étaient absents. Un paysage
sous-marin de désolation figurait à la place.
La raison ? Les chercheurs n’ont pas tardé à la trouver : la caméra de
Genesis a d’abord détecté un
crabe royal (Paralithodes camtschaticus) qui cherchait tranquillement des vers ou des
crustacés pour son repas. Puis un autre apparut sur la caméra, puis encore un autre… Une analyse de
Craig Smith, l’initiateur de cette mission, suggère qu’il y en aurait déjà 1,5 million dans ce bassin.
Sven Thatje, chercheur au
National Oceanography Centre de
Southampton, a étudié le seuil de tolérance de vie des
crabes royaux. Il estimait qu’ils ne pouvaient survivre qu’au nord à 2.000 m de profondeur où l’eau est 1 à 2 °C plus chaude. Mais, quelques mois plus tard, son équipe s’est rendue en
Antarctique pour traquer la pente continentale. Sur 100 km, à l’embouchure de
la fosse Marguerite, 150.000 photos capturées ont révélé la présence de centaines de crabes entre 2.300 et 830 m de profondeur. Des spécimens ont même été retrouvés à 500 m de profondeur, sous la glace de mer, où il était jusqu’alors supposé qu’ils ne pouvaient pas résister.
« Ces crabes se sont reproduits [dans une eau] à 1 °C. Ils étaient à la limite physiologique que j’avais prévue », explique
Sven Thatje. Les crabes ont envahi l’
Antarctique,
« on parle de plusieurs millions de crabes », insiste
James McClintock, l’un des collègues de
Sven Thatje. [Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Un crabe royal capturé par la caméra du submersible Genesis. Il est ici en train de se nourrir.En raison de ses températures extrêmes,
l’Antarctique est depuis 30 millions d’années un milieu incompatible avec la survie des crabes. Le continent s’est détaché de
l’Amérique du Sud voilà 40 millions d’années, événement qui a donné naissance au
courant circumpolaire. Celui-ci a rapidement isolé
l’inlandsis de l’
air chaud et l’a plongé dans un hiver permanent. Mais ces conditions extrêmes sont en train d’évoluer :
l’océan Austral s’est réchauffé, permettant aux prédateurs d’envahir et dévaster la
faune du lieu.
L'océan Austral se réchauffe plus vite depuis 50 ansSur le continent, les vents d’ouest se renforcent. Le
trou d’ozone et le
réchauffement atmosphérique impliquent en outre une intensification du courant circumpolaire. Ces
modifications climatiques ont pour effet de faire remonter les eaux de 4.000 m de fond jusqu’au plateau continental. Ces eaux sont plus chaudes, plus denses et plus salées que l’eau en surface.
Sur le côté ouest du continent, précisément là où les crabes envahissent le plateau continental, des
capteurs de température et de vitesse du courant ont été placés. Les résultats montrent que le processus de réchauffement est particulièrement insidieux : le courant circumpolaire contourne le plateau continental et s’engouffre dans la fosse Marguerite. Mais environ une fois par semaine, un
tourbillon d’eau chaude de 100 km
3 perturbe le processus. Il entre en collision avec le courant circumpolaire et se déverse sur le plateau continental.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]La côte ouest du plateau continental Antarctique est riche
en invertébrés. Sur la photo, on observe des ophiures et des lys de mer.La température de cette eau intruse est de 1,8 °C. Si cela semble peu, la température moyenne de la région tourne autour de -2 °C, il y a donc une différence très importante de température.
Eugene Domack, géologue membre de l’expédition
Palmer Deep, a
daté au carbone 14 les coraux du fond du plateau continental. D’après lui, l’incursion d’eau chaude aurait commencé à la fin du
Petit âge glaciaire, mais s’est intensifiée ces 50 dernières années, avec le réchauffement anthropique et le trou de la couche d’
ozone. De par son isolement,
l’Antarctique est particulièrement vulnérable face aux
changements climatiques. Si la hausse de température engendre la disparition des invertébrés, les détritus seront consommés par les
microbes plutôt que transformés en
biomasse. C’est une
réaction en chaîne : moins de
vertébrés, donc moins de biomasse, donc moins d’animaux sur l’ensemble du
plancher océanique.
Les géologues sont inquiets pour la plupart. Mais certains se veulent moins alarmistes.
Julian Gutt, par exemple, précise qu’il faudrait plus de temps pour parler de véritable invasion. Selon lui, les crabes pourraient bien déménager d’ici 50 ans. Mais tous sont attentifs aux signes d’évolution.
Rich Aronson, membre de l’équipe de
Sven Thatje, n’est toutefois pas franchement optimiste.
« Chaque fois que nous faisons une prévision sur les 50 prochaines années, pouf, ça se produit seulement 10 ans après. »Source : [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]